Le Tartuffe, ou l'Imposteur 

Acte Ier, scène V

[...]
ORGON
Mon Frère, vous seriez charmé de le connaître,
Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C’est un Homme… qui… ha… un Homme… un Homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,
Et comme du fumier, regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien,
Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir Frère, Enfants, Mère, et Femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.
 
CLÉANTE
Les sentiments humains, mon Frère, que voilà !
 
ORGON
Ha, si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour à l’Église il venait d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi, se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l’assemblée entière,
Par l’ardeur dont au Ciel il poussait sa prière :
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments ;
Et lorsque je sortais, il me devançait vite,
Pour m’aller à la Porte offrir de l’Eau bénite.
Instruit par son Garçon, qui dans tout l’imitait,
Et de son indigence, et de ce qu’il était,
Je lui faisais des dons ; mais avec modestie,
Il voulait toujours en rendre une partie.
C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié,
Je ne mérite pas de vous faire pitié :
Et quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux Pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
Enfin le Ciel, chez moi, me le fit retirer,
Et depuis ce temps-là, tout semble y prospérer.
Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma Femme même,
Il prend pour mon honneur un intérêt extrême ;
Il m’avertit des Gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi, six fois, il s’en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle ;
Il s’impute à péché la moindre bagatelle,
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
D’avoir pris une Puce en faisant sa prière,
Et de l’avoir tuée avec trop de colère.
[…]
CLÉANTE
[…]
Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon cœur.
De tous vos Façonniers on n’est point les Esclaves,
Il est de faux Dévots, ainsi que de faux Braves :
Et comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit,
Les vrais Braves soient ceux qui font beaucoup de bruit ;
Les bons et vrais Dévots qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’Hypocrisie et la Dévotion ?           
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ?
Égaler l’artifice, à la sincérité ;
Confondre l’apparence, avec la vérité ;
Estimer le Fantôme, autant que la Personne ;
Et la fausse monnaie, à l’égal de la bonne ?
Les Hommes, la plupart, sont étrangement faits !
Dans la juste nature on ne les voit jamais.
La raison a pour eux des bornes trop petites,
En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent,
Pour la vouloir outrer, et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon Beau-frère.
 

Molière, Le Tartuffe ou l'Imposteur, Acte Ier, scène V (1669)

Frontispiz - in: Molière, Œuvres Complètes, hg. von Georges Forestier, Paris 2010, S.1156.

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